Qu’apprendre au XXIème siècle ?

Par le 27 février 2012

A l’ère du virtuel et d’internet, que faut-il apprendre, et pourquoi ?

Jamais le mot apprendre n’a sans doute été aussi lié au plaisir, à l’échange, à la diversité des modalités. Jamais il n’y a au autant de publications grand public sur la mémoire, le cerveau. Jamais la nécessité d’apprendre tout au long de la vie, dans le contexte de constante évolution des organisations, des technologies et des savoirs qui est le notre, n’a été aussi martelée.

Et pourtant… pourquoi apprendre, quand l’information est disponible partout à tout moment ? Et qu’apprendre, quand le savoir est périssable ?

Comme beaucoup, j’ai adoré la vidéo de Pearson intégrée par par Laurent dans son billet du 16 décembre : http://alturl.com/tugdr. Plaisir d’apprendre, acte de développement de soi s’inscrivant dans un progrès collectif… voici ce que nous décrit ce clip.

Dans un autre billet, Laurent nous proposait de réagir à la manipulation à distance d’objets offerte par Kinect : http://alturl.com/nv6yv. Cette vidéo m’a interrogée (pour ne pas dire agacée) : peut on vraiment croire apprendre à jouer du violoncelle, du violon, en singeant les gestes du musicien dans le vide ?
N’utilise t’on pas abusivement le terme « apprendre » à propos de ce qui relève de l’accès à l’information, ou de la manipulation, sans appropriation réelle de savoir faire ?

L’homme, dépassé devant l’afflux d’informations, va t’il déléguer sa mémoire à des machines de plus en plus intelligentes ? Va t’il confier à ces machines de plus en plus d’activités de tri et d’analyse de l’information ? Bien sûr, cela a déjà commencé. Mais alors, que faut il encore apprendre ?

Cette question traverse le livre de S Enlart et O Charbonnier « Faut il encore apprendre ? » (Dunod, 2010).

Et leur première réponse tendrait à faire penser à un renoncement à la nécessité d’apprendre .
« La notion même de « stock » de connaissances » n’est-elle pas en train de devenir anachronique. (…) « Peut on encore croire qu’un socle universel de savoirs fondamentaux faciliterait le traitement de l’information et nous rendraient « intelligents » (…). Nous l’avons fortement pensé pendant ces dernières années. Nous n’en sommes plus convaincus » (page 17).

Fort heureusement, de mon point de vue, les auteurs reviennent ensuite sur cette première position. Dépassant une vision, à leurs yeux dépassée, « accumulative » du savoir, ils s’intéressent « aux fonctions connexes sous jascentes aux apprentissages de base » (p 162) :

  • « Acquérir des repères pour ancrer l’acquisition de nouvelles données  » (on apprend à partir de ce que l’on sait déjà)
  • « Développer une ouverture d’esprit »
  • « Construire un raisonnement »
  • « Apprendre à apprendre »

Mais le contenu des apprentissages leur paraît plus un prétexte à développer ces capacités, qui permettront ensuite d’utiliser les informations disponibles, qu’une fin en soi : « s’il s’agit simplement d’ouvrir l’esprit de nos jeunes têtes blondes en leur faisant découvrir une palette de disciplines, faisons-leur au moins grâce de devoir apprendre ces contenus » (page 164). « Quand nous apprenons un poème (…), au-delà de la sensibilité poétique et des messages véhiculés par l’auteur, c’est bien la mémorisation, la concentration et l’organisation de notre travail qui sont recherchées. (…)

Il sera certainement plus efficace de suivre des programmes d’entrainement cérébraux lorsqu’ils parviendront à maturité que de s’épuiser sur des contenus dont le retour sur investissement en termes de développement de ses capacités cognitives semblera sommaire » (p 165).

Revenons à la théorie, celle de la conception cognitiviste en l’occurrence.

Le Dictionnaire des concepts clés de la pédagogie (ESF ) définit l’acte d’apprendre selon cette conception :

  1. Apprendre c’est comprendre, c’est à dire » donner à une situation un sens qui permette d’agir pour résoudre, si possible de façon pertinente, le problème posé par ladite situation »
  2. C’est acquérir des capacités
  3. C’est intégrer des schèmes (des actions intériorisées) nouveaux à sa structure cognitive. Le schéme étant une « action intériorisée », une structure d’actions répétables dans des circonstances semblables ou analogues » (Piaget). Et la » structure cognitive » la structure mentale organisée de la personne, qui lui pemet de « construire des représentations et d’effectuer des traitements sur ces représentations ».
  4. C’est modifier ses représentations

Ce rappel m’aide à comprendre  ce qui me gêne dans nombre de messages contemporains sur « l’apprendre » : tout est mis au même plan, comme si il suffisait d’avoir accès à l’information, si possible sous une forme plaisante et ludique, pour apprendre. Or la définition ci dessus inscrit l’acte d’apprendre dans un projet de faire sens et de réutiliser, qui peut être douloureux quand il faut accepter de « désapprendre » une représentation antérieure, ou simplement quand la matière est complexe.

Faire des liens, reformuler, croiser les informations pour faire émerger un sens nouveaux : rien de cela n’arrive par hasard, au fil d’un balayage en mode « attention flottante » d’un flot d’informations. Entre « accéder à l’information » et « apprendre » il y a un acte mental qui s’inscrit dans une durée.

Et si je ne dispose pas en moi de savoirs, rien ne me permettra  d’apprendre à partir du journal financier, de l’aquarium, de  la carte du ciel, qui apparaissent dans la vidéo de Pearson.

Apprendre et mémoriser n’ont donc pas, de mon point de vue, seulement pour objet de développer des capacités cognitives. Apprendre la sociologie, ou la théorie des organisations, permet de mieux décoder les situations que nous vivons. Si je n’ai pas acquis ces savoirs fondamentaux, je ne saurai pas aller les chercher le jour où ils pourraient m’aider à comprendre ce que je vis au travail, par exemple.

Mais apprendre et mémoriser, c’est encore plus. « Ce que je sais, personne ne peut me le prendre », disait récemment Pierre Rosanvallon.

En voyage en Roumanie, j’ai visité une ancienne prison du sinistre régime de Ceaucescu. Dans une cellule avait été conservé un cahier écrit par des prisonniers polonais. Officiers de la résistance non communistes, ils se savaient condamnés. Ensemble, faisant appel à leurs mémoires réunies, ils ont écrit sur ce cahier une anthologie de la poésie française.

Apprendre, ma liberté.

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Mathilde Bourdat

Mathilde Bourdat Il y a 12 années

Bonjour Christelle,
merci pour votre commentaire. J’ai moi même travaillé 10 ans dans l’apprentissage, je sais de quoi vous parlez. Avec un public démotivé, en doute profond sur ses propres capacités, il me semble qu’il est vain de vouloir situer le projet dans le futur (si tu apprends tu auras ton bac pro). Cela ne fonctionne pas.
Les solutions trouvées par les formateurs du CFA dans lequel je travaillais consistait à travailler sur le moment présent: avoir du plaisir à être là, parce que les activités sont intéressantes et impliquantes, parce que la pédagogie est active et redonne confiance. Le projet est alors d’être là, de participer. Avec les plus jeunes (les pré-apprentis) c’était aussi d’apporter à leurs parents une production personnelle dont ils étaient fiers.
Ainsi, les ateliers d’écriture ont fait des merveilles en français…
Et quelques fois, il est vrai, cela reste difficile: car l’apprentissage engage notre affectivité, et un jeune qui n’a jamais su s’il était aimé, qui vit des situations difficiles, ou même dont l’échec est une façon de trouver sa place dans sa famille, se trouve dans une grande difficulté d’apprendre.

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Mathilde Bourdat

Mathilde Bourdat Il y a 12 années

Bonjour Daniel,
il me semble qu’à notre insu nous enregistrons des informations. Et je suis d’accord avec vous si l’on considère qu’apprendre c’est mémoriser, ou au moins mémoriser « où se trouve l’information »- tout en sachant qu’à mon avis je le mémoriserai d’autant mieux que j’ai une idée de ce que je pourrai faire de cette information.
Il me semble que pour arriver au niveau de la pleine appropriation de cette information: la confronter à d’autres, la relier, faire du sens au regard des acquis antérieurs – il faut un projet.
Bien cordialement

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christelle Il y a 12 années

bonjour,
Merci pour vos articles réguliers et toujours intéressants.
à la lecture de celui-ci, je partage vos idées notamment celle qu’apprendre un poème ou même une table de multiplication n’est pas que cela, et celle de l’importance du projet pour apprendre.
Et face à ce dernier, j’aimerai votre point de vue : comment faire quand les apprenants viennent sans sens, sans projets, sans motivation? je pense à la fois aux jeunes qui se forment en alternance (et viennent à l’école « parce que c’est obligé, mais on est mieux au travail », et à des professionnels que la direction (ou autre) contraint à « se former »?
Merci pour votre retour.
Christelle

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D. Frenkel Il y a 12 années

Merci Mathilde pour ce billet qui met en perspective quelques problématiques de l’apprentissage (quantité, vs qualité – mémoriser vs apprendre – objectif vs moyens)
Je partage l’idée du «projet» qui structure l’acte d’apprendre.
Cependant je ne pense pas que l’apprentissage relève en toute circonstance d’un acte conscient, volontaire, programmé, ou d’une stratégie définie.
Ainsi, je suis persuadé que l’apprentissage est également conditionné par le «hasard» et «l’attention flottante» permet de capter, accumuler, enregistrer diverses informations qui, à un moment ou à un autre peuvent faire sens et constituer un acte d’apprentissage. L’apprentissage reste encore un phénomène difficilement explicable rationnellement qui peut être illustré par le fait que « je ne sais pas ce que je vais apprendre ». C’est seulement en situation que je prends conscience de ce que j’ai appris, peut-être à mon insu.

C’est aussi sous cet angle que j’ai compris l’apprentissage de la liberté faite par les prisonniers Polonais.

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